Entretien croisé avec
Audrey Alwett et Victoria Dorche
Audrey, l’album aborde un sujet délicat et important : le droit à l’avortement. Qu’est-ce qui t’a motivée à écrire un livre pour enfants sur ce sujet, et pourquoi as-tu choisi d’utiliser la métaphore du jardin pour l’expliquer ?
Un jour, lorsqu’il avait cinq ans, mon fils m’a dit au sortir de sa maternelle publique : « Tu sais, il y a des mamans qui tuent leur bébé. » Au début, j’ai cru qu’il me parlait de l’affaire des bébés congelés, mais il m’a vite détrompée : « non, elles tuent leurs bébés quand ils sont dans leur ventre. » Il était très choqué, on lui avait fait peur intentionnellement. Je me suis sentie dépourvue, parce que je n’avais pas du tout prévu d’aborder des questions aussi militantes à son âge. Mais j’y étais contrainte par la propagande anti-IVG qui s’était déjà mise en place. Par chance, j’avais prévu des abricots frais pour le goûter et j’ai eu le réflexe de filer la célèbre métaphore de la « petite graine ». Ça l’a rassuré et j’étais plutôt contente de mon explication. Quelques mois plus tard, j’ai parlé de cette affaire à des collègues auteurs lors d’un salon du livre, j’étais encore assez fâchée. Mes collègues se sont montrés très intéressés par mon improvisation à base de noyaux d’abricot. « C’est bien, tu as su quoi dire, toi ! » m’ont-ils dit. Leur fille était rentrée du CP avec des propos similaires deux ou trois ans plus tôt ! C’est à ce moment que j’ai su qu’il fallait que j’écrive ce livre.
Cet album vise à briser un tabou tout en étant bienveillant et accessible. Comment as-tu réussi à aborder ce thème complexe avec simplicité et douceur, tout en restant fidèle à la gravité du message ?
Avant d’écrire Les Graines de bébé ne poussent pas toutes, j’ai dû improviser une explication pour un petit garçon effrayé qui n’était autre que mon fils. La bienveillance a coulé de source. À cet âge, les enfants ont l’habitude qu’on leur explique le monde par la poésie et les métaphores. Il faut être tordu pour vouloir leur donner des détails crus. Et pas seulement pour l’avortement, mais pour tous les sujets sérieux qu’on aborde avec eux : la mort, la guerre, l’amour, la naissance, etc.
La violence, c’est de contraindre une femme à avoir un enfant sans son consentement (quel épouvantable traumatisme) et de faire naître cet enfant là où il est honni d’avance. Le droit le plus sacré d’un enfant devrait être au contraire de naître désiré. Il n’y a pas de violence dans un tel message. La violence est dans la bouche de l’adulte qui a expliqué à mon fils que « des mamans tuaient leur bébé ».

Planche originale de Les Graines de bébé ne poussent pas toutes par Victoria Dorche
Victoria, quel a été ton sentiment lorsqu’on t’a proposé d’illustrer un sujet aussi délicat, mais essentiel ?
Dire oui m’a semblé une évidence. C’est en voyant les réactions autour de moi, en mentionnant le projet, que j’ai réalisé à quel point ce sujet pouvait être perçu comme sensible. L’avortement est un droit fondamental, mais en parler aux enfants ne va pas de soi pour tout le monde. Pourtant, pour moi, ce livre parle avant tout de l’amour de l’enfance, c’est vraiment ça qui se joue sur la question du désir et du choix.
La métaphore végétale joue un rôle clé dans cet album. Comment as-tu choisi de l’explorer dans tes illustrations ?
Je travaille beaucoup à la sensation, surtout pour la végétation. Dès que j’ai l’opportunité d’intégrer des fleurs, j’en profite. Mais j’essaie toujours d’éviter que ce soit juste décoratif : chaque élément doit avoir du sens. Ici, elle évoque la saison, bien sûr, mais aussi le vivant, partout, tout le temps. Et quand ça fourmille, il y a une part de magie qui s’invite dans l’image.

Planche originale de Les Graines de bébé ne poussent pas toutes par Victoria Dorche
Audrey, tu sembles avoir voulu refléter le ton direct et le parler véritable des enfants dans les dialogues, était-ce une volonté propre à cet album en particulier ?
Oui. Je suis l’autrice de nombreux albums et romans pour la jeunesse. Dans ma série de BD Le Grimoire d’Elfie, c’est aussi une petite fille, Elfie, qui s’exprime, mais le ton y est globalement plus léger et, bien qu’on y aborde des sujets comme le deuil ou le handicap, les tabous y sont moins inédits que dans Les Graines de bébé ne poussent pas toutes. Cet album m’a donné du fil à retordre pour trouver le ton juste. Mes éditrices pourraient d’ailleurs vous dire qu’il y a eu beaucoup d’aller-retours ! Mon héros, un jeune enfant jamais nommé, s’exprime à la première personne. Il a été difficile de le faire parler d’un sujet complexe en usant de mots simples et surtout en employant beaucoup de marques d’oralité, sans pour autant utiliser des tournures grammaticales répétitives.
Victoria, les interactions entre parents et enfants sont au cœur de l’histoire. Comment as-tu utilisé tes dessins pour mettre en valeur ce dialogue et souligner l’importance de l’écoute et de la compréhension ?
Je viens de réaliser que j’aurais pu ne pas dessiner le garçon, que ce n’était pas un choix anodin. Je n’intellectualise pas toujours mes décisions, mais avec du recul, je pense que c’était important d’en faire un sujet. Pour les parents, je me suis inspirée d’un couple d’amis qui attendaient un bébé à ce moment-là. J’ai imaginé leurs personnalités en dessinant, en essayant de transmettre toute la tendresse qui émane d’eux. Mon illustration préférée du livre, c’est un plan de face sur la maman : il y a quelque chose de sincère dans son regard.

Planche originale de Les Graines de bébé ne poussent pas toutes par Victoria Dorche
Victoria, tu utilises la gouache pour cet album, une technique qui donne une belle lumière aux illustrations. Pourquoi avoir choisi ce médium et comment penses-tu qu’il complète le ton du livre ?
Merci ! La gouache, c’est tout simplement mon médium préféré : elle est facile à travailler, très couvrante et hyper pigmentée. Pour cet album, j’ai utilisé de l’acrylagouache, qui permet de superposer des jus plus facilement. En ce moment j’aime bien travailler plein de jus en transparence, ensuite je me déteste au scan.
J’aime penser que cette technique apporte une vibration, quelque chose que seuls les originaux peuvent renvoyer. L’histoire se déroule dans un quotidien familier, mais elle joue aussi avec des métaphores plus oniriques pour aborder des questions philosophiques. J’espère que la gouache aide à tisser ces différents niveaux de lecture.

Planche originale de Les Graines de bébé ne poussent pas toutes par Victoria Dorche
Audrey, les illustrations de Victoria apportent une touche lumineuse et colorée au récit. Comment as-tu collaboré avec elle pour donner vie à cet univers végétal et comment, d’après toi, ces illustrations renforcent-elles le message de l’histoire ?
Un album végétal, lumineux et coloré était une demande de ma part. Avec les éditrices, nous avons donc cherché un ou une illustratrice dont l’univers graphique irait en ce sens. Pour moi, la couleur comptait plus encore que le dessin – il est inédit que j’aie une telle demande, normalement je pars plutôt du dessin pour arriver à la couleur. Mais dans Les Graines de bébé ne poussent pas toutes, je voulais que ce soit éclatant à l’œil, joyeux, végétal, parce que c’est ainsi que la vie doit être. Quand les éditrices m’ont présenté le travail de Victoria Dorche, au milieu de celui d’autres illustratrices, le sien m’a tout de suite séduit.
Il a été assez facile de travailler avec elle. J’ai mes manies en termes de narration, mais on s’est toujours mises d’accord assez facilement. En fait, collaborer sur un livre n’est pas très éloigné de faire un enfant à deux. Les auteurs utilisent souvent la métaphore de l’accouchement pour parler de leur dernière parution, de leur « dernier bébé ». Pour qu’un livre soit réussi, il faut qu’il soit désiré par tous ses auteurs, qu’ils regardent ensemble dans la même direction, qu’ils se comprennent et fassent de leur mieux, comme des parents. Avec Victoria Dorche, c’est ce que nous avons fait.
Audrey, enfin, quel rôle penses-tu que l’album joue dans l’ouverture du dialogue entre enfants et adultes ?
Je pense que le droit à l’avortement ne sera plus en danger le jour où on n’aura plus peur d’en parler aux enfants, justement. Au XIXe siècle, et jusqu’à une partie du XXe, on n’expliquait pas aux enfants que les bébés venaient du ventre des femmes, c’était absolument tabou ! De là est d’ailleurs née la légende des roses, des choux et des cigognes. On s’imaginait que si on expliquait aux enfants d’où venait le bébé, il faudrait leur faire une démonstration pornographique pour leur montrer comment le bébé était arrivé là. C’est absurde ! Aujourd’hui, tout le monde connaît la métaphore : « le papa apporte sa demi-graine à la demi-graine qui est dans le ventre de la maman et la graine devient petit à petit un bébé. ». Les enfants se contentent très bien de cette explication, ils n’ont pas l’idée d’en demander davantage.
J’espère donc que Les Graines de bébé ne poussent pas toutes permettra de filer la métaphore un peu plus loin. Même si pour moi, ce n’est pas un livre réservé aux enfants. Je pense qu’il serait tout à fait bienvenu entre les mains de collégiens et même d’adultes, pourquoi pas dans les salles d’attente des gynécologues et des sages-femmes. À l’évidence, c’est un sujet qui a besoin d’apaisement et de pédagogie.

Dans l’atelier de Victoria Dorche